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noirs et bleus; une bouche mignonne, comme 
un pois de senteur un peu recroquevillé,
est prêts à rire ou à pleurer… Ce poète, ce
peintre attentif du <<morne quotidien>> est
un causeur, le plus amusant, éblouissant d’humour 
et de drôlerie—ainsi qu’était Laforgue. 
Mais cette présence magnétique, que
l’on voudrait pouvoir capter pour soi, est
rarement accordée. Le petit cercle de l’Intelligentsia,
dans Bloomsbury, protège la santé
délicate de sa captive contre la curiosité d’un
public que la mode grossit d’année en année,
tant en Amérique qu’en Angleterre. On aimerait 
lui parler de son œuvre. Elle m’interroge
sur Marcel Proust, cause de littérature
française; elle ne jouit de rien tant que de
lire nos auteurs, se fait de notre pays une
image bien flatteuse pour nous.

— Comment était Proust dans sa jeunesse?
Dites-moi, dites-moi. Comment a-t-il débuté
dans le monde? Le monde devait peu
comprendre ce qu’il écrivait?

— Et vous, Madame, écrivain hermétique,
plus difficile, à notre sens, que qui que ce
soit, comment?... Pourquoi omettez-vous
trop souvent, comme par bravade, de nommer
celui ou celle que vous faites parler? On ne
sait qu’une page plus loin, parfois, de qui il
est question. C’est un rébus, pour les simples…
Proust est beaucoup plus clair que
vous. Pourtant, votre Jacob’s Room, votre
Mrs Dalloways sont sur le canapé de maintes 
élégantes qui n’y voient que du blanc et
du noir. Nous savons, il est vrai, que d’autres 
dames nous expliquent la Jeune Parque,
la Soirée avec M. Teste, de Valéry. Toutes
les mêmes en Angleterre, en Pologne, en
Chine peut-être…

Vous êtes trop <<fashionable>>, Madame,
aurait-on envie d’ajouter. Vos articles de critique
dans The Nation dirigent l’opinion. Si
invisible, distante que vous soyez, vous hantez
l’imagination de vos contemporains…

Nous allâmes au fond du jardin nous reposer
à l’ombre des grands arbres normands,
le crépuscule descendait sur Auppegard, le
ciel bleu pâlissait, à l’heure souvent décrite 
par la plume de Mrs Woolf.

***

La première partie de To the Light-House
(Vers le Phare) se termine par une scène
d’une grande émotion, entre Mr et Mrs
Ramsay.

….. <<Non, dit-elle, en aplatissant pour l’allonger, 
le bas de son genou, je ne pourrai pas 
le finir.

<<Et quoi alors? Car elle sentait qu’il
l’observait encore, mais que son regard avait
changé. Il attendait quelque chose qu’il lui
avait toujours paru si difficile de lui donner; 
il voulait qu’elle lui dît qu’elle l’adorait.
Or faire cela, non, elle ne le pouvait point.
Pour lui, parler, c’était plus aisé que pour
elle. Il savait dire les choses, elle, ne pouvait
jamais. Si c’était lui qui, tout naturellement,
disait quelque chose, alors il lui adressait des
reproches, soudain, avec conviction. Une femme
sans cœur, l’appelait-il, qui ne lui disait
jamais qu’elle l’aimait. Mais il en allait tout
autrement, non, ce n’était pas cela. C’était
uniquement parce qu’elle ne pouvait pas exprimer 
ce qu’elle sentait. N’y avait-il pas des
miettes de pain sur sa veste ? Rien qu’elle
pût faire pour lui? Elle se leva, se tint debout 
près de la fenêtre, avec le bas rouge-
brun dans ses mains, en partie pour s’éloigner 
de lui, et aussi parce qu’il ne lui était
plus pénible de regarder le Phare. Car elle
sentait qu’il avait tourné sa tête, en même
temps qu’elle tournait la sienne; il l’épiait.
Elle savait qu’il pensait: <<Vous êtes plus
belle que jamais>>. Et elle sentait qu’elle
était très belle. <<Ne me direz-vous donc
pas UNE FOIS que vous m’aimez?>> pensait-
il, car son attention avait été appelée par
Minta qui lisait un livre de lui, et c’était la
fin du jour, et l’on s’était chamaillé sur ce
sujet: irait-on, n’irait-on pas au Phare? 
Mais ELLE ne pouvait pas y aller; elle ne
pouvait lui parler, se tourna vers lui, tenant
le bas dans sa main, et elle le regarda. Et
comme elle le regardait, elle commença de
sourire, car, malgré qu’elle n’eût point prononcé 
un mot, il savait—oh! naturellement,
il le savait—qu’elle l’adorait. Il ne pourrait
nier cela. Et, souriante, elle regarda par la
fenêtre et dit (pensant en soi-même): <<Rien
sur terre n’égale cette félicité>>. — <<Oui, 
vous avez raison. Il pleuvra demain>>. Elle
n’avait pas proféré ce qu’il attendait mais il
le savait. Et elle le regarda en souriant, car
elle avait encore une fois triomphé.

Que se passe-t-il entre cette première partie
et la seconde? Neuf courts morceaux forment 
celle-ci: Time passes. Ces morceaux
feraient songer à Joyce. Moins difficiles,
mais assez déconcertants si l’on n’est point
accoutumé à la pensée de Mrs Woolf.

<<Eh bien, il nous faudra attendre pour
que l’avenir se révèle>> dit Mrs Banks, rentrant
de la terrasse. <<Il fait presque trop
sombre pour y voir>> dit Andrew, remontant
de la plage.

<<On peut à peine distinguer la mer des
champs>> dit Prue. <<Laisserons-nous cette
bougie se consumer?>> dit Lily, comme ils
retiraient leurs manteaux.

<<Non>> dit Prue, <<non pas, si tout le
monde est rentré>>.

<<Andrew—elle appela—éteignez donc la
lumière dans le vestibule>>.

<<L’une après l’autre, les lumières furent
toutes éteintes, mais Mr Carmichaël qui aimait 
être couché un peu de temps sans dormir, 
à lire Virgile, laissa brûler sa bougie un
peu plus tard que les autres.>>

Chère madame Woolf, voulez-vous créer
une atmosphère? Y a-t-il là un sens ésotérique?
Ne riez pas de moi! La lune alors
disparaît, une pluie fine tambourine sur le
toit. Mr et Mrs Damsay [sic] sont-ils à la maison? 
La seconde partie ne nous renseigne
pas. Il semble qu’ils aient disparu comme la
lune. Une phrase dite par hasard, et nous
apprenons que Mrs Ramsay est morte. Nous
ne le savions pas malade, cette belle Mrs
Ramsay. Elle s’éclipse. Mais tous vos personnages
s’en vont, après être entrés en
scène, sans présentation. Vous supposez vos
lecteurs aussi intelligents, aussi accoutumés
que vous à voir dans la ténèbre, à percer les
mystères. Ils causent rarement entre eux. 
Vous nous rendez leurs monologues intérieurs.
En somme, votre révolution dans l’art
du récit ne supprime pas le caractère conventionnel 
de l’auteur, qui est Dieu, l’omniscient, 
l’omnivoyant. Reste la nouveauté, l’originalité 
du <<tempo>> comme dirait Charles
Du Bos—et que vous êtes peintre; aussi

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me permettrai-je de discuter avec vous. Des
touches de couleur d’une légèreté, mais d’une
précision, d’une densité incroyables, ici et là,
construisent le tableau, le dessinent à l’intérieur 
d’un contour invisible. Les peintres impressionnistes 
procédaient ainsi. Mais vous
feriez la moue, Madame, si je vous qualifiais
impressionniste. L’on est plus en avant que
cela, dans Bloomsbury. C’est par hasard,
peut-être, que vous êtes écrivain. Vous fussiez-
vous consacrée à la peinture, vous auriez 
été le maître de la jeune école, en Angleterre. 
Mais auriez-vous votre technique, la
même maîtresse? Peu probable que vous l’eussiez
acquise, cette possession du métier que
n’ont plus les peintres; mais chez vous, peindre
et écrire eussent procédé de la même
opération mentale. Jacob’s room, Mrs Dalloway
sont d’un peintre. <<Synchronisme, futurisme>> 
a-t-on dit assez arbitrairement de
votre manière. Dans Mrs Dalloway, livre
dont l’action commence le matin et s’achève
le soir d’un même jour, vous nous faites assister 
à d’innombrables épisodes concomitants, 
lesquels n’avaient de relation entre eux
que dans votre esprit. Est-il exact qu’à la fin
votre héroïne commette, à notre insu, un suicide,
tandis que le fou, celui qui consultait,
dans l’après-midi, un pompeux aliéniste—
(quel portrait)—met fin à ses affreuses angoisses? 
Nous le prévoyions, ce suicide de
Mrs Dalloway. Vous ne nous le confirmez
point.

Dans les huits petits morceaux consacrés
à décrire l’abandon de la villa près du Phare,
et au retour, un monologue intérieur de Lily
Briscoe, l’artiste, est bien révélateur.

Elle est devant son étude, le chevalet planté
à la place qu’elle réoccupe après des années
d’absence. Le même motif retrouvé lui inspire
les mêmes réflexions sur des problèmes
d’esthétique qui l’affolent: composition;
comment distribuer les éléments du tableau
dans l’espace de la toile? Lily Briscoe, c’est
sans doute Virginia Woolf elle-même. Je revois
Berthe Morisot et son visage méditatif,
ses silences, ses gestes d’impatience. L’enivrement
et les désespoirs dans le travail 
d’après nature. L’à quoi bon.

<<Et ainsi; légèrement, s’arrêtant tout à
coup, puis frappant de son pinceau la toile,
elle la balafre de sombres traits, cursifs, nerveux, 
qui sitôt fixés, enferment (elle voyait
cela comme un mirage) le champ de sa composition. 
Dans une anfractuosité de la côte,
en bas, elle aperçoit à travers la volute d’une
vague, une autre vague; elles s’étagent de
plus en plus hautes. Qu’y a-t-il, somme toute,
de plus formidable que l’espace, là? Elle est
ici, de nouveau! pense-t-elle en se reculant
pour regarder, arrachée qu’elle venait d’être
au bavardage, hors la vie, tous liens coupés
avec les vivants, seule aux prises avec son
ennemi personnel, l’ancien, le formidable ennemi.
Ceci, cela, cette vérité, cette réalité,
imposaient leur griffe sur elle, en leur nudité,
par delà les apparences, et absorbaient toute
son attention. Elle était mi-consentante, prête 
à se refuser. Pourquoi toujours être appelée, 
de très loin, entraînée de force ailleurs? 
Pourquoi ne la laissait-on pas en paix,
libre de converser avec Mr Carmichaël, sur
le lawn? Certes, c’était aussi une manière de
dialogue, mais épuisant. D’autres très vénérables 
objets se contentent d’être vénérés;
les hommes, les femmes, Dieu nous gardent
à genoux, prosternés devant eux; mais cette
forme, là-bas, ne fût-ce qu’un abat-jour blanc
sur une table d’osier, déclenche en nous un
perpétuel débat, nous défie en nous proposant 
un corps à corps dans lequel nous sommes 
battus d’avance. C’était dans son tempérament 
(question de sexe? elle ne savait)
toujours avant de quitter la fluidité de sa 
vie courante pour s’adonner à la concentration 
qu’implique l’acte de peindre elle traversait 
de brèves phases de vide où elle se sentait 
nue, dépouillée, un enfant dans les limbes, 
une âme sans corps, errante sur des sommets 
battus par les vents, exposée sans défense 
à toutes les rafales du doute. Alors,
pourquoi peignait-elle ?

Cet essai de traduction aussi littéral que
possible, puisse-t-il ne pas détourner des
Français de connaître et de traduire les ouvrages
de Virginia Woolf, et elle de le 
souhaiter…

Il nous restait beaucoup de questions a 
poser à Mrs Woolf sur ses habitudes d’écrivain.
Mais elle me pressa de lui en dire davantage 
sur Marcel Proust, sur des choses
de France. La nuit nous chassa du jardin,
Mrs Woolf devait boucler sa malle, elle repartait 
le lendemain pour l’Angleterre.
J.-E. BLANCHE.

Lire à la quatrième page :
JARDINS DE KEW
par Virginia Woolf.